L’Ancien. – Bonjour Abel ! Comme Thérésa te voici dans ta quatre-vingtième année. En Inde vous feriez partie du groupe des mille lunes car vous êtes ceux qui ont vu mille pleines lunes passer. Il est dit qu’à ce moment-là, toutes les portes cosmiques vous sont ouvertes. Quelle grâce !

Abel. – Ma vie entière a été une grâce. J’ai pu exercer un métier passionnant, j’ai fondé une famille avec la femme que j’aime depuis toujours, j’ai eu deux enfants aimants et dévoués, et aujourd’hui me voici grand-père, et arrière-grand-père d’une belle et joyeuse tribu. Malgré ça le début de la grande vieillesse a été très difficile à vivre, ce passage fut très délicat pour moi et presque chaque jour j’ai souhaité quitter ce monde de souffrance.

– Très cher Abel, lui répond Théophile l’Ancien, je te connais depuis toujours. J’ai suivi les péripéties de ton âme. Quel magnifique parcours en Dieu tu as fait sur cette terre ! Sais-tu que de l’autre côté, tu es attendu avec tous les honneurs qui te reviennent ? Ce sera un festival de lumière.

Abel. – Les honneurs ne m’ont jamais intéressé, mais j’ai hâte de savoir enfin ce qui m’attend …
J’ai entrevu des êtres de lumière avec lesquels je suis en contact régulier. Leur groupe de lumière aide des êtres comme moi. Quand je serai dans leur dimension, j’espère bien travailler avec eux pour le bien de l’humanité.

L’Ancien. – Ces dernières années, tu as fait une très grande avancée spirituelle.

Abel. – Si j’ai fait des progrès, je n’y suis pour rien, le superflu m’a quitté et bien des choses me quittent encore d’elles-mêmes. Grâce à ce dépouillement forcé, mon âme s’est révélée et j’ai pu lui laisser toute la place, je n’y suis pour rien, cela s’est fait tout seul.

L’Ancien. – Tu es modeste. Toute ta vie, tu as étudié un grand nombre d’approches spirituelles. Tu as activement pratiqué la méditation et mis en application les lois universelles que tu avais intégrées.

Abel. – Je m’y suis efforcé, en tout cas ! Aujourd’hui, plus que jamais, je suis convaincu qu’il n’y a que le Divin qui compte dans la vie. Tout ce que je croyais important me quitte de lui-même.

L’Ancien. – C’est cela le détachement.

Abel. – Alors cela se détache tout seul. Je me suis entraîné au non-attachement. C’est encore difficile parce que je crois en certains principes comme la justice ou l’équité et lorsqu’ ils sont bafoués, j’en souffre et je m’irrite encore bien que sachant cela totalement inutile. Je ne suis pas encore ce beau sage que rien ne trouble …

L’Ancien. – Je me souviens que dans ta jeunesse, nous disions que tu souffrais « à l’humanité » et tu répliquais que tu n’étais pas de ce monde … barbare !

Abel. – J’ai toujours cette impression, mais cela se détache aussi de moi sans que je le veuille.

L’Ancien. – A part ce détachement, quels seraient selon toi, les bénéfices du grand âge ?

Abel. – La patience. Au début, rester inactif me pesait. J’ai toujours été un homme pratique, un homme d’action. Je connaissais quelqu’un simplement en travaillant avec lui. Aujourd’hui, je n’ai plus cette possibilité, je suis cloué dans mon lit la plupart du temps. Ma seule activité se résume à un brin d’étude et de pratique, et le seul Être qui se laisse fréquenter c’est Dieu.

L’Ancien. – Tu veux dire que tu le rencontres grâce à ta solitude et ton silence intérieur ?

Abel. – J’y ai été plutôt contraint ; les premières années, cet état m’a beaucoup affecté. Je trouvais ma vie inutile, vaine et sans intérêt. J’ai même pensé en finir. Puis, lentement, j’ai accédé à une autre dimension de l’être.

L’Ancien. – Je te trouve de plus en plus paisible. Il émane de toi une sérénité qui touche ton entourage.

Abel. – C’est parce qu’aujourd’hui il ne me reste plus que l’essentiel ; ma vie s’est beaucoup simplifiée et purifiée. Cette notion de néant qui m’affectait tant, s’est transformée en un « Rien » finalement très rempli si je puis m’exprimer ainsi. La Présence s’est intensifiée.

L’Ancien. – A la fin de sa vie, Thomas d’Aquin a dit : « Tout ceci n’est que paille. » A ce moment-là, dans le dépouillement et la nudité de l’être, il a vécu ce rien, ce « Nada », si bien décrit par Saint Jean de la Croix qui donne accès à l’Union avec Dieu.

Abel. – Je n’ai pas la prétention de me comparer à Saint Thomas d’Aquin, mais c’est bien cette idée-là.

L’Ancien. – Te rappelles-tu Thérèse d’Avila qui disait à ses carmélites : « La première chose à faire est de ne rien faire et de se laisser aimer. » ?

Abel. – Bien sûr ! C’est le maître mot : l’Amour. Il est cette Présence aimante qui m’habite désormais. C’est elle qui compte à chaque instant.

L’Ancien. – Notre amie Thérésa disait : « Tu verras, tu vas passer d’une dimension d’amour à une autre dimension d’amour, encore et encore, jusqu’à ce que … Plop ! Ça y est … Tu es dans l’Amour Ultime. Tu es Devenu Amour. »
Finalement c’est exactement ce que tu as vécu non ?

Abel. – J’ai goûté son parfum et j’y aspire… calmement, simplement, innocemment.
Toute ma vie je me suis efforcé de travailler sur moi-même, sur mon ego, avec un succès relatif, et au crépuscule de ma vie, je réalise qu’aimer ne demande aucun effort. C’est la Présence en nous qui aime, et, lorsque la Présence est devenue infinie, elle aime infiniment.

L’Ancien. – Saurais-tu décrire comment tu es entré en contact avec cette Présence ?

Abel. – C’est la Présence qui est entrée en moi, en douceur, alors qu’à bout de force, je rendais enfin les armes. Mes plus hautes convictions ont été les plus difficiles à abandonner. Je voulais être quelqu’un de bien, alors que Dieu me voulait simple, à son image. C’est seulement ainsi que l’Union peut se faire. L’Amour seul peut nous y préparer. Il est au cœur de toutes choses.

L’Ancien. – Thérésa s’adresse ainsi à cette Présence : « Je ne suis rien si Vous n’êtes pas là. Vous êtes tout par le don que Vous me faites d’exister. »

Abel. – Comme tu vois cela demande beaucoup d’humilité et l’humilité n’a jamais été mon fort !

– Ni le mien d’ailleurs !, répond Théophile en riant. L’Amour a tout fait …

– C’est le coup de « grâce », conclut Abel avec le plus grand sérieux.

Nos deux anciens, amusés et bienveillants, glissent dans un silence tranquille qui les entraîne au cœur d’une méditation profonde. Partage d’un instant d’éternité …

Théophile l’Ancien
Extrait de Dialogues avec Théophile l’Ancien
Echanges avec Abel