L’Ancien. – C’est une étape plus avancée. Le lotus du cœur est tourné vers le haut pour recevoir directement la grâce.

Théo. – Est-ce l’arrivée au point 3, celui du feu ?

L’Ancien. – En réalité il n’existe plus. Pour que le retournement du cœur puisse avoir lieu, toutes les enveloppes mayaviques ont été dissoutes.

Théo. – Même l’enveloppe de l’atman (âme) ?

L’Ancien. – Même celle-ci qui est la plus belle. Elle fascine. Elle est porteuse de félicité, de béatitude. C’est une des dernières illusions, une des plus subtiles.

Théo. – Qu’empêcherait-elle si elle restait ? Elle est bien attrayante pourtant.

L’Ancien. – C’est le dernier voile. S’il demeure, la fusion avec l’Ultime n’est pas encore possible. Il y a union certes, mais demeure encore la conscience de sa propre existence, même si elle est unie à Dieu. C’est le stade le plus élevé en Prakriti (Nature). Il donne accès pour le disciple à Sat-Chit-Ananda (Existence-Conscience-Félicité). Il devra y renoncer s’il veut aller encore plus loin en Dieu.

Théo. – Cela dépasse mon imagination, mais je pressens cet état, j’en ai l’intuition. C’est à la fois beau et inquiétant.

L’Ancien. – C’est le mystère : l’inconnu-connu.

Théo. – En attendant je n’en suis pas là, bien que cela soit très attrayant. Comment puis-je atteindre ce but rapidement ?

L’Ancien. – Il existe plusieurs modes d’accès directs à l’Ultime. Tu connais déjà celui que je considère comme le plus sublime : l’Amour.

Théo. – Je sais, tu y as adjoint ta voie d’origine qui est la connaissance (jnana) et qui donne l’Amour-Sagesse, la connaissance au service de l’amour.

raja-yoga voie de l'amourL’Ancien. – Je préférerais la connaissance par l’amour, grâce à l’amour qui produit la sagesse, l’Amour-Sagesse qui est mon rayon de prédilection. Comme tu l’as indiqué l’Amour pour Dieu t’amène tout naturellement à le servir, et comment le servir si ce n’est en servant l’humanité ? Tu vois apparaître à partir de l’Amour les trois voies d’accès principales qui sont issues de l’Amour et que nous appelons le raja-yoga.

Théo. – Mais tu as aussi beaucoup développé la dévotion d’où ton attrait pour la mystique, les mystiques. Tu as montré de la dévotion pour tes Maîtres, pour Dieu.

L’Ancien. – Lorsque tu pratiques le raja-yoga selon le Sahaj Marg, certains aspects sont présents, mais pour affiner l’âme, l’un d’entre eux est dominant, selon la personnalité de chacun.

Théo. – Pour toi, cela a été tout d’abord la connaissance, jusqu’au jour où Babuji a touché ton cœur, réveillant ainsi l’Amour Sublime.

L’Ancien, rêveur, se souvient de ce moment béni dans la maison de Babuji à Shahjahanpur. L’atmosphère change tout d’un coup dans la pièce où sont réunis nos deux amis. On entendrait presque dans le silence du petit matin, la musique que font les bulles de la pipe à eau de Babuji. L’Ancien voit les grands yeux de son cher Babuji, à la fois voilés et intenses. Où est-il ? Dans une autre dimension, dans le cœur de son jeune ami, dans des milliers d’autres cœurs aspirants à l’Ultime ?

Théophile le jeune reste silencieux, ne voulant pas rompre le silence sacré ou s’est plongé l’Ancien, complètement absorbé dans le souvenir de son Maître bien-aimé, Babuji. Ses questions et ses interrogations lui semblent dérisoires tant l’espace s’étire à l’infini …

Après un long moment de silence recueilli et paisible, l’Ancien reprend la parole :
– Quand tu es en présence du Bien-Aimé, il t’absorbe en lui. Tu es comme dans un cocon d’amour. Comme par miracle ton mental s’arrête, rassasié. Plus aucune question ne l’agite. Ton ego lui aussi est en paix, à sa juste place. Il se sait aimé infiniment. Prêt à accomplir la volonté de son Seigneur, il flotte pour l’instant dans une douce béatitude au rythme des bulles du hookah. C’est un moment parfait. L’être cher aux pieds duquel tu es assis, incarne et manifeste la Perfection. Accueilli au sein cette divine Perfection, tu y demeures tranquillement heureux.

Théo. – Pleinement satisfait ?

L’Ancien. – Plus subtil, contentement serait plus proche de la vérité : un infini contentement que rien ne peut altérer.

Théo. – Etais-tu conscient de ce qui t’arrivait ?

L’Ancien. – Oui et non. La conscience, chit, comme le mental, était suspendue. J’étais totalement présent à la Présence, tel un bébé repu du lait de sa mère. J’éprouvais un bien-être que j’aurais voulu prolonger indéfiniment.

Théo. – Etais-tu en samadhi ?

L’Ancien. – Peut-être. En tous cas, ce moment béni a été fondateur dans ma démarche spirituelle. Jusque là, je pratiquais intensément le jnana-yoga (yoga de la connaissance et de la conscience), le karma-yoga (yoga de l’action et des œuvres), mais à partir de ce moment béni, par l’amour et la grâce de mon Maître, j’ai intégré le bhakti-yoga (yoga de la dévotion et du dévouement).

Théo. – C’était ta partie faible dans le raja-yoga.

L’Ancien. – Babuji l’a fait éclore .Elle n’était pas encore éveillée en moi.

Théo. – Comment l’expliques-tu?

L’Ancien. – C’était le fruit de mon éducation qui considérait la dévotion, la mystique comme une faiblesse dont avaient mésusé les religions pour asservir leurs ouailles. Mes parents s’en méfiaient. A ma connaissance, ils ne priaient pas non plus. On ne quémande pas ses faveurs auprès de Dieu, devaient-ils penser. Soit Dieu nous donne ce qu’il dit nous donner, soit on le conquiert.

Théo. – L’ego me semble très prégnant dans cette approche.

L’Ancien. – C’est ce qui accompagne la voie de la connaissance et du savoir. Elle requiert beaucoup de volonté. Elle accorde aussi beaucoup de pouvoir. C’est ce qui arrive quand tu découvres comment fonctionne cette création. Tu as accès à ses lois et à ses principes. Tu crois pouvoir tout dominer, maîtriser, y compris toi-même.

Théo. – Je vois, l’orgueil se développe. C’est le danger. Le mental, l’intellect et l’ego doivent être puissants pour tracer sa route dans cette voie (manas, buddhi, ahankara). C’est presque une voie guerrière, n’est-ce pas ?

L’Ancien. – La clef est le renoncement, quand on ne pratique que le jnana-yoga, l’Amour, quand tu as opté pour le raja-yoga (selon le Sahaj Marg).

Théo. – Tu as choisi l’Amour.

L’Ancien. – L’Amour m’a choisi.

Théo. – Quelle était ton atout majeur à ce moment-là ?

– M’abandonner. J’ai ouvert mon cœur à Babuji et je l’ai laissé œuvrer sans plus me poser de questions. Enfin pas trop … souvent, sourit l’Ancien.

Théo. – C’est le fameux « surrender » : l’abandon si cher aux disciples.

L’Ancien. – J’ai accédé à la dévotion par l’Amour, et non à l’amour par la dévotion. J’appartiens à une lignée humaine de rebelles (ni religion ni maître), de guerriers : on conquiert, on « se » conquiert. La voie est un contrat intérieur qui mène à Dieu et rien ni personne ne peut arrêter ou entraver le chercheur.

Théo. – Même pas soi-même ?

L’Ancien. – C’est là tout le drame, car tu te combats toi-même.

Théo. – C’est-à-dire ?

L’Ancien. – Tu combats ton ego, mais par l’ego, tu combats ton mental, mais par le mental ,tu combats l’intellect et la conscience qui en sont issus.

Théo. – C’est une voie héroïque.

L’Ancien. – C’est une voie qui aboutit à la réelle humilité quand tu réalises ton impuissance. Plus tu acquiers de la connaissance, plus tu réalises ton ignorance. Plus tu acquiers de pouvoir, plus tu découvres qu’il y a un pouvoir plus grand. Tu sais que ton inconscient est immense et que jamais tu ne le maîtriseras. Tu perçois les dimensions de la supra-conscience. Tu es à la fois émerveillé et submergé.

Théo. – Et c’est à ce moment là que tu acceptes un maître réalisé pour te guider, t’abandonner humblement à lui, et lui faire confiance dans la quête de l’impossible qu’est la quête de Dieu.

L’Ancien. – Tout à fait: il faut bien comprendre que ce n’est pas une soumission au sens guerrier. C’est bien plus qu’un abandon de soi-même. C’est un don de soi par amour, dans l’Amour. Cela ne demande aucun effort. C’est aussi naturel que le bébé qui s’abandonne dans les bras de sa mère. Il n’est même pas conscient qu’il est dans un état de suprême bien-être. Il ne se pose pas de question. C’est cela la dévotion pour moi.

Théo. – Cet état a dû te surprendre ?

L’Ancien. – Il a réveillé en moi l’Amour et toutes les dimensions qu’il traverse et illumine. Beaucoup plus tard sur le chemin, je me suis souvenu qu’au cours de ma réincarnation précédente, j’avais aimé intensément Jésus-Christ et que je m’étais totalement abandonné à Dieu.

Théo. – Tu en as la mémoire ?

L’Ancien. – Babuji a réveillé cette mémoire et le Seigneur m’a montré la parfaite continuité de ma quête vers l’Ultime.

Théo. – C’est là que tu as opté pour l’Amour-Sagesse et renoncé … partiellement à la connaissance ?

L’Ancien. – Il ne s’agit plus de vouloir ou de renoncer, tout est à sa juste place.

Théo. – Et tout cela grâce à l’Amour !

L’Ancien. – Tout à fait, l’Amour met tout à sa juste place. Il t’harmonise.

Théo. – C’est un état sattvique (d’équilibre).

L’Ancien. – C’est un état sattvique, mais qui provient de l’Unité en Dieu, pas de l’équilibre entre les forces tamasiques ou rajasiques. L’amour efface la dualité tout en restant dans le monde duel. L’amour rend inopérantes les tendances égotiques. Il les endort, il permet même au Maître de les effacer par le nettoyage. Il rend le cœur toujours plus pur.

Théo. – Et la pureté attire toujours plus d’amour …

L’Ancien. – L’Amour attire la grâce divine et comme le dit Daaji : « Mille prières valent une transmission, une transmission peut tout transformer, mais une grâce vaut mille transmissions. »

Théo. – La voie de l’Amour est très tentante … C’est cela aussi le souvenir constant ! Je commence à comprendre.

Les deux amis restent rêveurs, dans un silence habité … Puis, Theo reprend :
– C est la voie royale, mais pourtant tu m’as dit avoir commencé à souffrir. Je n’ai pas vraiment envie de souffrir !

L’Ancien. – C’est une souffrance de l’âme qui aspire à redevenir elle-même.

Théo. – La souffrance du paradis perdu ?

L’Ancien. – Dans un premier temps, j’étais plutôt désemparé. Je savais que c’était « Cela » que je voulais, mais je fonctionnais encore avec mes vieux schémas. Je ne savais comment m’y prendre.

Théo, moqueur :
– C’est bien la première fois que je t’entends dire que tu n’y comprenais rien.

L’Ancien. – On ne peut pas comprendre l’Amour. On peut juste le vivre, en voir les effets bénéfiques et s’il n’est pas là, on en souffre.

Théo. – As-tu souffert longtemps ?

L’Ancien. – Presque toute une année, jusqu’à ma visite suivante. Babuji était devenu la source unique de l’Amour Sublime sur Terre. Il avait la clef de cette dimension à laquelle j’aspirais et à laquelle je ne comprenais rien. La pratique du Sahaj Marg était la clef, me disait-on, mais après ce que j’avais vécu, je n’en étais pas entièrement convaincu. Il y avait sûrement plus.

Théo. – Quelle était cette clef ?

L’Ancien. – Babuji lui-même, celui qui était devenu mon maître spirituel, celui qui allait me guider vers Dieu, mais c’était devenu un mystère alors qu’auparavant je croyais savoir.

Théo. – C’est alors que tu t’es découvert en tant que mystique, « celui qui accède au mystère de Dieu ».

L’Ancien. – Cette évolution a eu aussi un effet secondaire.

Théo. – Lequel ?

L’Ancien. – Je suis devenu plus humain. L’amour nous rend plus humain, la connaissance plus arrogant. Le savoir développe un sentiment de supériorité, alors que l’amour donne accès à la compassion et à l’humilité.

Théo. – Pourquoi l’humilité ?

L’Ancien. – Parce qu’on se connait impuissant. Nous ne pouvons que solliciter l’Amour et son pouvoir bénéfique. L’Amour ne se commande pas, ne se manipule pas. Il est présent ou pas. Il œuvre à sa manière et quand tu es en présence d’un maître réalisé, l’Amour est toujours présent.

Théo. – Et la grâce descend …

L’Ancien. – Nous n’en étions pas conscients. Parfois Babuji nous annonçait que la grâce descendait, nous rendait vigilants à la paix qui régnait en sa présence.

Théo. – C’est pour cela que tu te rendais avec ton épouse auprès de Babuji chaque année !

L’Ancien. – Peut-on dire pourquoi le papillon est très attiré par la lumière ? L’amoureux n’a qu’une envie, être en présence de l’aimé.

Théo. – Là on est dans la pure dévotion.

L’Ancien. – A ma grande surprise, jusqu’à présent je considérais les Maîtres de sagesse comme des aides sur mon chemin spirituel, ma quête de Dieu, et là je me trouvais en présence d’un être humain qui représentait le but spirituel que je voulais atteindre. Ma tête était un peu confuse, mais mon cœur savait.

Théo. – Et Babuji ne s’occupait que de ton cœur. Il savait que la tête suivrait en son temps.

L’Ancien. – J’avais franchi une étape dans la voie du cœur. Babuji nettoyait intensément les cinq chakras de la région du cœur. Il préparait la première libération de mon âme.

Théo. – Celle du monde manifesté, de la dualité, de l’attraction terrestre.

L’Ancien. – En même temps il libérait le maître intérieur en mon cœur. Il en était le miroir vivant … Quand Babuji a quitté ce monde, il m’a confié à son disciple Parthasarathi. C’est lui qui a dû finir mon éducation. Il a continué à ouvrir la voie jusqu’au Seigneur. Il s’est arrangé pour que les trois parties du raja-yoga soient en équilibre pendant qu’il ouvrait la voie qui mène au Centre. Il m’a protégé contre les obstacles qui se présentaient sur le chemin.

Théo. – Quelle a été la plus grande difficulté ?

L’Ancien. – Moi-même. Je lui ai toujours fait confiance. Je savais de longue date, de longues vies, qu’il me faudrait mourir plusieurs fois à moi-même avant d’atteindre le But de mon existence : Dieu, renaître en Dieu. J’avais une idée sur Dieu, sur le Chemin. J’ai dû désapprendre ce que je croyais savoir. Un voyage d’éternité, voyage sans bagage. On doit tout abandonner, ses qualités comme ses défauts, se détacher de tout.

Théo. – La voie de la connaissance aussi implique la renonciation.

L’Ancien. – C’est une voie fabuleuse, mais c’est la voie la plus ardue. Dès que tu acquiers quelque chose, une connaissance, une illumination, un pouvoir, tu dois rapidement y renoncer pour continuer à aller de l’avant. Dans le raja-yoga, avec l’amour, tout est plus facile. Au début du chemin, tu agis par amour, juste pour la « mère spirituelle » qu’est ton maître. Tu es en contact avec le cœur de son cœur. Il t’aspire dans l’amour jusqu’à l’infini de lui-même, de toi-même. Par le nettoyage il crée un vide akashique. Ton âme est aspirée vers le centre de ton être.

Théo. – Comment est-ce possible ?

L’Ancien. – Tu es dans la matrice mentale du Maître ; qu’importe ton niveau d’évolution. Tu es en lui, protégé, aimé.

Théo. – L’Amour est capable d’un tel prodige ?

L’Ancien. – Son cœur est comme un vaisseau spatial qui voyage à des vitesses supraluminiques. Il crée un véritable cocon protecteur autour de l’aspirant.

Théo. – Je comprends mieux la raison de la bhakti (dévotion).

A suivre…

Théophile l’Ancien
Extrait de Dialogues avec Théophile l’Ancien
L’initiation de Théophile le Jeune