Dans cet article, Théophile l’Ancien nous invite à comprendre la symbolique de la Bhagavad Gita et à faire le lien avec nos difficultés personnelles. Le dialogue entre Arjuna et le Seigneur Krishna éclaire notre présent par son enseignement sacré et symbolique.
Dans cette épopée se développe toute la voie du yoga dont Théophile nous donne les clés principales.
Les doutes d’Arjuna et sa relation avec le Seigneur Krishna
La Bhagavad Gita est une magnifique œuvre spirituelle, un dialogue entre le Seigneur Krishna et son disciple et ami, Arjuna (l’un des cinq Pandavas).
Krishna conduit Arjuna pour qu’il voie et évalue l’armée ennemie des Kauravas qui se trouve face à la sienne, celle des Pandavas. Le combat va débuter et Arjuna, véritable prince guerrier, le meilleur des archers, celui qui va toujours droit au but et touche chaque fois le centre du centre de la cible, veut renoncer au combat sous prétexte qu’il a face à lui les membres de sa famille et les maîtres qui l’ont enseigné toute sa vie. Il trouve la situation inadmissible, et lui qui n’a peur de rien, préférerait être tué plutôt que de combattre les siens, tout cela pour la conquête du pouvoir. Soudainement ce conflit lui paraît absurde, injuste. Il veut y renoncer, mais c’est sans compter son Maître et ami, Krishna, à qui il a confié la conduite de sa vie.
Krishna rappelle Arjuna à son devoir de prince et de guerrier. Le dharma doit être restauré sur cette terre. La bataille de Kurukshetra doit avoir lieu, pour que ce qui est juste règne à nouveau. Le Seigneur a bien tenté des négociations entre les cousins, mais Duryodhana, à la tête des Kauravas, refuse toute concession. Il ne donnera « pas même une tête d’épingle » à ses cousins les Pandavas. Il est jaloux de ce qu’ils sont, la colère et la haine le submergent. Il perd le sens du dharma, et son attitude mène au conflit que décrit le récit épique du Mahabharata.
Il est intéressant de considérer cette bataille comme une bataille intérieure.
Il n’y a pas d’autre moyen que la guerre, car les Kauravas, les cent cousins, dominent tout le territoire – qui symbolise le territoire intérieur de l’être – et ne veulent rien lâcher. Toute vie spirituelle sera exclue s’ils gagnent. Arjuna n’a pas le choix, il doit combattre. Le Seigneur le met en situation pour qu’il observe ses faiblesses intérieures, qu’il puisse leur faire face et élève son esprit au niveau supérieur de son être. Ses sentiments, ses émotions lui ont fait perdre tout discernement (viveka). Il est attaché à ses tendances, représentées par ses cousins et leur père, l’empereur aveugle qui a laissé les rênes de son empire aux ambitions malsaines de ses fils. Plus tard, nous pourrons évoquer ce que représente chaque personnage dans la personnalité d’Arjuna.
Le Seigneur lui demande de faire face à ses ennemis intérieurs, sa famille, et de les combattre. Pour cela il doit renoncer à toutes ses tendances, tous ses désirs pour restaurer le Divin en lui. Ses attachements brouillent sa raison, il argue : comment pourrais-je combattre ce qui m’est si proche – cousins, oncles, maîtres et l’empereur lui-même qui règne sur tout le territoire ? Or c’est le Divin lui-même qui doit le conduire, pas l’empereur aveugle et tous ses acolytes. Arjuna développe ses arguments qui ont apparemment du sens : comment combattre sa famille, tuer pour régner ?
Cela lui semble vain et injuste, mais il ne s’agit ici que de lui-même. Il est né prince et guerrier pour combattre ses tendances égotiques et restaurer ce qui est juste en lui. S’il ne le fait pas, tout le territoire est en grand danger et c’est inadmissible. Arjuna devra combattre, mais le Seigneur en lui ne peut le contraindre car l’Amour ne contraint jamais. Le Seigneur met Arjuna en situation pour qu’il réalise ce qu’il est réellement, pour éveiller sa conscience puis sa supra-conscience, pour que le Divin reprenne sa juste place, celle du centre au cœur de sa vie, sinon le désordre et l’injustice continueront à régner en lui. Le Seigneur met graduellement son disciple en contact avec la Vérité. Il lui ouvre les yeux et, par son enseignement et sa transmission, lui donne les moyens de s’élever spirituellement, de corriger et d’ajuster son caractère.
Le Seigneur va lui transmettre la connaissance et les pratiques qui l’accompagnent pour qu’il puisse libérer totalement son âme. Il lui exposera le raja-yoga et les trois parties qui le composent : le karma-yoga, le jnana-yoga, toujours reliés par le bahkti-yoga sous-jacent et omniprésent dans tous les enseignements du Seigneur. Rien ne semble pouvoir se faire en soi sans l’amour et la dévotion.
Très subtilement, le Seigneur va enseigner à son disciple comment agir de manière juste. Il restaure graduellement le discernement dans son esprit. Il ôte un à un les voiles d’illusion pour que la lumière de la Vérité illumine à nouveau son esprit. Le Seigneur n’impose rien, il met son disciple face à sa réalité, face à lui-même, et lui permet de prendre ses propres responsabilités et décisions pour changer et évoluer vers ce qu’il doit être.
Comme chacun d’entre nous, Arjuna résiste face à son destin, à son âme, à lui-même. Il préfère renoncer à tout combat intérieur. Le Seigneur lui dit qu’il est un lâche s’il refuse le combat qui va libérer tous les territoires en lui. Veut-il renoncer à la destinée glorieuse de son âme? Il est un prince de sang, né pour régner en lui-même et non laisser un brigand dominer en lui et au final le mener à sa perte.
N’est-ce pas la sensation que nous pouvons avoir lorsque nous essayons de corriger des tendances profondes et actives en nous-mêmes ? Cela semble bien souvent insurmontable. Le résultat est peu convaincant, semble superficiel et ne dure pas dans le temps. Ces tendances sont puissantes en nous, nous les qualifions même d’héréditaires. Nous nous posons en victimes, ne pouvant rien y faire puisque cela provient de nos parents, de nos ancêtres ou tout simplement de « la société ».
Le Seigneur nous ramène à nous-même. N’avons-nous pas choisi, en tant qu’âme, notre famille, notre environnement, l’époque et les circonstances de notre naissance et de notre vie ? C’est ce que le Seigneur nous rappelle avec douceur. Il est là pour nous aider, nous guider comme il le fait avec Arjuna.
Arjuna n’est pas un un être ordinaire, ses maîtres l’ont éduqué et entraîné toute sa vie durant. Il revient de treize années d’exil, de retraite dans la forêt. Il s’est effacé tout en continuant à travailler sur lui-même. Il s’est entraîné toute sa vie, lui et ses quatre frères ont décidé de s’en remettre totalement au Seigneur Krishna : c’est ce dernier qui les guidera sans combattre. Arjuna n’a que le Seigneur pour le guider, en toute situation. Il lui a confié la conduite de sa vie, représentée par son char et ses quatre chevaux, pour faire face à la plus grande armée du monde qui semble invincible.
Arrêtons-nous un moment sur la symbolique du char d’Arjuna :
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les cinq chevaux représentent les cinq sens (les indriyas) ;
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les rênes représentent le mental (manas) ;
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le conducteur représente l’intelligence (buddhi) ;
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le passager représente l’âme (atman) ;
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le char représente le corps.
Le char est conduit par le Seigneur qui le mène là où il veut. Arjuna n’est pas un simple pratiquant, mais un disciple, ce qui signifie qu’il a reçu l’initiation de son Maître et ami (dans le soufisme, le Maître est le seul ami). Être un disciple c’est s’abandonner, se remettre totalement, définitivement à son maître, non pas par faiblesse, mais par amour, dans une confiance totale et dans la foi en son maître. L’état de disciple montre déjà le très haut niveau de préparation d’Arjuna, mais aussi qu’il a été accepté comme tel par son Maître. Ce n’est pas automatique, comme certains peuvent le croire. Ces derniers pensent accorder une faveur à leur maître spirituel alors que c’est lui qui leur fait la grâce de les accepter. On ne se marie qu’avec l’élu de son cœur et non avec tous les prétendants qui en font la demande. Cela est rare et précieux. C’est pour cela que le Seigneur est totalement aux commandes de son disciple. Arjuna a agi par amour et cet amour est réciproque. Il n’y a pas de domination de la part du Seigneur mais une guidance bienveillante. Cependant le combat incombe à Arjuna, c’est à lui de le mener. Face à ses propres tendances il va devoir vaincre, d’une manière ou d’une autre. Le Seigneur va lui fournir les armes, les outils et la connaissance pour cela.
Tout ceci n’est pas seulement théorique, puisque le Seigneur a mis Arjuna en situation de mener le combat. Arjuna Lui a confié la totalité de sa personne et de ses capacités : il n’est plus que le simple passager de son véhicule, abandonné au Seigneur, corps et âme.
Voici un simple rappel de ce qui nous constitue du point de vue de l’anatomie yogique. Nous sommes pourvus :
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d’un corps physique : il fonctionne grâce au prâna, c’est-à-dire l’énergie qui arrive et donne de la force à tous les éléments qui nous constituent (au plan physique, émotionnel et mental) ;
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d’une structure mentale et émotionnelle qui constitue le corps subtil ou astral ;
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du corps de l’âme, qui est l’enveloppe qui enferme l’âme dans notre personne, qui la protège et l’isole en même temps.
Quand Arjuna est accepté en tant que disciple, cela montre qu’il est prêt à mener le combat final, celui qui aboutira à la libération de son âme. Il a eu des précepteurs, des maîtres d’arme pour lui enseigner la maîtrise de ses corps. Il s’est entraîné toute sa vie à éduquer et maîtriser ses véhicules. En fait il les a préparés pour ce moment. Cela correspond à la maîtrise des corps inférieurs proposée par l’Ashtanga Yoga et ses huit étapes :
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Yama et niyama pour le comportement dans la vie ;
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Asana, pranayama et pratyahara pour tourner ses sens vers l’intérieur de soi, passer du macrocosme au microcosme ;
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Dharana, la concentration sur des objets grossiers, puis de plus en plus subtils pour aboutir à la focalisation du mental.
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Dhyana, la méditation, ici sur le Seigneur en Soi, qui débouchera sur samadhi, état de supra-conscience, en lien direct avec notre âme ou le Seigneur en nous.
C’est là que débute l’histoire de la Gita.
C’est là que le Seigneur accepte et prend les commandes de tous les véhicules d’Arjuna. Ne nous y trompons pas, cela a pris de nombreuses années de préparation, pour ne pas dire de très nombreuses vies. La conclusion de cette bataille avec lui-même consacrera la puissance d’Arjuna. Il lui sera conféré la libération par la réalisation du Seigneur (le Soi ou Dieu). Il devient, à l’issu de la bataille, semblable au Seigneur auquel il se sera uni en lui-même. Il passera de prince à Seigneur, mais la bataille sera rude. Arjuna essaie de s’esquiver, d’éviter le combat en donnant les arguments les plus plausibles, sincères et logiques qui soient, mais le Seigneur lui montre la réalité de la situation. Il n’y a pas d’échappatoire… mais, là encore, Arjuna doit prendre sa propre décision : c’est sa vie, son évolution. En ce moment de doute et d’hésitation, il est chanceux car il a laissé au Seigneur, son ami, le soin de le guider, de lui enseigner et au final, de lui révéler son âme et la Vérité dont elle est porteuse.
Là encore la leçon est intéressante car, à l’issu des dix-huit chapitres tout aura été dit, tout sera en place pour Arjuna, mais il lui faudra mener le combat lui-même. Dieu ne peut en aucun cas intervenir directement. Il laisse à chacun d’entre nous le soin d’accomplir sa destinée, de faire ses propres choix. Il respecte le libre-arbitre qu’il a offert à chacun d’entre nous. Il a tout son temps, car il est à la fois dans le temps et hors du temps. Il sait que tôt ou tard nous reviendrons à Lui par amour, par intelligence, mais jamais par la contrainte.
Alors, me direz-vous, pourquoi cette guerre affreuse, cet affreux carnage qui va suivre ? Cette bataille montre que nous n’avons pas su écouter les conseils du Seigneur, pas su nous laisser guider par Lui. Toutes nos pensées, nos actions nous y ont conduits. C’est l’issue de très nombreuses vies d’apprentissage et d’égarement. C’est la bataille finale, mais sous l’égide du Seigneur. Le Seigneur Krishna a dit lui-même que tous les protagonistes de cette histoire, quel que soit leur camp, quelle que soit leur condition, seront libérés lors de la bataille car ils sont tous en Sa Présence. Cette guerre intérieure totale est en fait une bénédiction. C’est la conclusion de tout un cycle d’évolution. Arjuna semble subir la situation, mais c’est en fait son ego (ahamkara) qui la subit. Il a appris à maîtriser tous les aspects de sa vie plutôt avec succès malgré les faiblesses qui l’habitent encore et les erreurs qu’il peut faire. Mais l’ego est perdu. Il a été poussé à ses extrêmes limites et ne peut que s’abandonner au Seigneur s’il veut passer cette épreuve apparemment insurmontable. L’ennemi paraît beaucoup plus puissant que lui, mieux armé. Le Seigneur lui donne sa toute première leçon par le karma-yoga : « Le karma c’est agir sans se préoccuper du fruit de l’action qui appartient au Seigneur. »
Arjuna doit juste faire ce qu’il doit, sans se préoccuper du reste.
Nous avons vu qu’au final, la bataille c’est lui qui l’a créée, mais le moment est choisi par le Seigneur, avatar de Dieu, qui l’a déclenchée par sa divine Présence sur terre, dans notre terre intérieure. Le moment est Sien, la décision est nôtre, mais n’oublions pas qu’Arjuna est un disciple et s’est totalement abandonné au Seigneur. Il n’a donc pas l’initiative de ce qui est déclenché, la guerre totale et la résolution de celle-ci. Toutes deux appartiennent au Seigneur. Il lui reste à combattre c’est-à-dire à vivre ce que le Seigneur a voulu pour lui, pour sa libération. Nous pouvons imaginer que l’ampleur de la bataille est très impressionnante. Il a peur de ne pas y arriver. Seul, peut-être pas, mais avec le Seigneur nous savons que la victoire est inéluctable. Néanmoins, nous nous demandons comment nous allons nous en sortir, blessé ou mort, nul ne sait, mais libéré, sûrement, c’est la promesse du Seigneur.
Théophile l’Ancien
Extrait de Les Cahiers de Théophile
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