Théo. – Aujourd’hui j’aimerais approfondir le yoga de la dévotion, celui que tu appelles bhakti-yoga.
L’Ancien. – La clef du bhakti-yoga réside aussi dans l’équanimité que nous avons abordée l’autre jour. Le dévot naturel est avant tout un être très sensible et aussi très émotionnel, affectif. Comme il l’a fait pour les sens, il doit maintenant tourner ses émotions vers l’intérieur, vers le cœur et les consacrer uniquement à Dieu.
Théo. – C’est la recherche permanente de la Présence.
L’Ancien. – Oui, même si dans un premier temps il cherche l’amour de Dieu pour lui-même comme un petit enfant, par la suite il grandit, ses émotions se transforment en sentiments, son égocentrisme spirituel en altruisme, en don de soi.
Théo. – Que se passe-t-il en lui ?
L’Ancien. – Il n’attend plus rien, il donne sans attendre en retour, il devient.
« Celui qui n’attend rien, qui est pur intérieurement et extérieurement… »
(Bhagavad Gita)
La non-attente s’associe à la pureté. C’est signe que le dévot peut recevoir l’Amour du Seigneur, devenir Amour lui-même et le faire rayonner tout autour de lui.
Théo. – Les maîtres en sont la parfaite illustration.
L’Ancien. – J’ai mieux compris nos Maîtres en les côtoyant au quotidien. Ils sont à la fois impassibles et bienveillants, quelles que soient les circonstances et les êtres qui se présentent à eux.
Théo. – Les dirais-tu distants ?
L’Ancien. – C’est mystérieux, je dirais distants et proches à la fois. Paradoxalement tu te rends compte des bienfaits réels de leur présence et de leur amour, au moment où tu dois les quitter !
« Egal face à la joie, la haine ou le chagrin, il a renoncé aussi au bien et au mal. »
(Bhagavad Gita, XII.18)
Théo. – Ils sont au-delà du bien et du mal et ne semblent faire que le bien.
L’Ancien. – Ils sont dépourvus de jugements, de préjugés. Ils font juste ce qu’ils ont à faire. Leur propre destinée (swadharma) est en accord parfait avec le destin collectif (sahaj-dharma).
« En vérité, ceux qui suivent le dharma éternel,
ces dévots-là me sont les plus chers. »
(Bhagavad Gita, XII 20)
Ils sont devenus l’être universel dont nous parlons régulièrement, l’être originel (Adam). Leur être entier est à l’image de Dieu. Il vit en Prakriti (la Nature), mais sa conscience est toujours en Dieu, l’illusion (maya) ne peut l’atteindre.
Théo. – Ils ont atteint l’équanimité sur tous les plans.
L’Ancien. – Leur être est égal à lui-même, en « équilibre dans le mouvement ». Les yogis diraient « sattvique ». Plus simplement, ils perçoivent directement la Réalité, leur conscience, leur perception et leur vision sont purement divines. De ce fait ils restent sereins en toutes circonstances. C’est une condition akarmique, la condition de « l’action sans action », qui donne une capacité d’agir sans restriction.
Théo. – C’est très tentant. J’imagine que cette condition vient en son temps, quand on est plus sage que je ne le suis ; plus vieux, très vieux même…
L’Ancien répond sur le même ton :
– Rappelle-toi que ton âme est aussi vieille que la création…
Théo sourit et reprend avec une curiosité toute juvénile :
– Cet état d’équanimité implique alors que l’être réalisé n’ait plus de tendances humaines, non ?
L’Ancien. – Elles existent toujours, mais à l’état latent. Elles demeurent en lui comme endormies. C’est le Seigneur qui les réveille et les utilise pour Son action parmi les hommes.
Théo. – Le Seigneur Dieu a besoin d’êtres humains pour toucher les hommes ? Est il trop loin, trop inaccessible, incompréhensible ?
L’Ancien. – Un être humain, même réalisé, reste un être humain avec ses particularités, ses singularités et sa personnalité. Cela nous apparaît souvent comme des qualités et des défauts, mais c’est ce qui nous touche. Nous pouvons nous identifier. L’être réalisé manifeste la Perfection dans l’imperfection .C’est un joyau divin.
Théo. – Nous ne serons donc jamais parfaits ; cela me déçoit.
L’Ancien. – Celui qui est en Dieu ne s’en soucie pas. La Gita nous dit qu’il est heureux en toutes circonstances car son esprit est constamment tourné vers Dieu. Ce qu’il est ou n’est pas ne le concerne pas. Il n’est même pas au courant. Il EST, tout simplement…
« Les sages vivent dans l’Eternel. »
(Bhagavad Gita, V.19)
Ainsi celui qui vit en Dieu est équanime ou si tu préfères, il voit les êtres d’un œil égal, c’est le non-attachement prôné dans la Gita :
« Le sage regarde avec la même équanimité
un prêtre qui enseigne,
une vache, un éléphant,
un chien ou un paria. »
Théo. – En bref, que ce soit dans l’action, la connaissance ou dans la dévotion, les yogis ne voient que Dieu, n’attachent leur esprit qu’à Dieu et cela a pour résultat un effacement du soi, de l’ego. L’action devient non-action, la connaissance devient universelle, non mentale, et la dévotion devient l’amour inconditionnel, désintéressé.
L’Ancien. – La première approche va pleinement dans le sens de l’être. Elle est dite positive. Puis vient la seconde étape, celle de la négation de l’approche positive afin de la transcender en Dieu. C’est l’effacement volontaire en Dieu (pralaya).
Théo. – Qui aboutit à l’Amour universel qui nous est si cher. J’aime l’action, j’aime la connaissance, j’aime aimer.
L’Ancien. – Pour que ces trois aspects de toi fusionnent, il te faudra arriver à l’action sans action, au non-mental et à l’effacement de celui qui aime, pour laisser la place à « Celui qui aime tout ».
Théo. – Ce programme m’enthousiasme… en toute sérénité bien sûr. Franchement, c’est dur d’être équanime !
L’Ancien. – Ne t’inquiète pas, ta passion est tournée vers Dieu. Elle est en Dieu. Il en fera bon usage.
Théophile l’Ancien
Extrait de Dialogues avec Théophile l’Ancien
L’initiation de Théophile le Jeune