Ce matin Théo est très agité. A peine assis face à son ami il lui expose son problème :
– J’ai développé une grande colère depuis des années, contre un voisin qui a fait beaucoup de torts à ma famille et à moi-même. C’est plus fort que moi, je ne peux m’empêcher de le haïr.
L’Ancien le regarde étonné.
Théo. – Oui, je sais, mais il agit de manière méchante, tordue et injuste. J’ai la sensation qu’il est comme un chewing-gum collé sous ma chaussure. Je ne peux m’en défaire. Dès que je le vois, et même lorsque je pense à lui, ma colère revient.
L’Ancien. – Cela va finir par te rendre malade !
Théo. – C’est déjà le cas, mon estomac me brûle, parfois je me sens oppressé et j’ai souvent mal à la tête.
– En médecine chinoise, c’est le feu du foie qui donne ces symptômes, ils sont dus à la colère et au ressentiment.
Dans cette affaire qu’as-tu fais concrètement ? l’interroge le vieil homme pour en savoir plus.
Théo. – Je suis allé en justice pour faire valoir mes droits.
L’Ancien. – Que s’est-il passé ? As-tu gagné ton combat juridique contre ton adversaire ?
Théo. – Légalement, sur toute la ligne, mais à mon goût, il n’a pas assez payé pour tout le mal qu’il m’a fait.
L’Ancien. – Alors la guerre continue. Ton voisin est arrivé à franchir tes défenses et il occupe une partie de ton espace intérieur. Peut-être occupes-tu son esprit toi aussi, puisque tu as gagné ton procès contre lui ? Il te hait sûrement. Ta colère donne accès à sa colère. Par ton attitude mentale et émotionnelle, tu lui as ouvert une voie de pénétration dans ton for intérieur. Il peut ainsi te déborder, accéder à ton cœur et empoisonner ta vie.
Théo. – On croirait que tu parles d’une guerre !
L’Ancien. – En ce moment tu vis effectivement dans une guerre permanente, alors, autant la vivre comme un guerrier. Dans L’art de la guerre de Sun Tzu, un ouvrage traditionnel chinois, encore utilisé de nos jours par les écoles de guerre de nombreux pays, la stratégie est avant tout psychologique. Par exemple, il est habile de mettre le général ennemi en colère pour le déstabiliser, pour rendre son esprit confus et embrouillé afin qu’il ne soit plus capable de bien voir la bataille en cours ni d’élaborer des stratégies subtiles. En colère, il aura tendance à foncer tête la première ou à chercher à se venger à tout prix. Ce sera une faiblesse basée sur l’aveuglement, l’intrépidité, la témérité. Certains l’appellent du courage ; en réalité, l’ennemi sera plus facile à vaincre si l’on a provoqué sa colère et ouvert une brèche.
Théo. – Mais j’ai gagné !
L’Ancien. – Crois-tu vraiment ?
L’Ancien marque une pause pendant que Théo semble réfléchir.
– Tu n’as pas gagné la guerre émotionnelle et mentale poursuit-il calmement. Quand un guerrier gagne ou perd, la guerre est finie pour lui. Il n’a plus d’ennemi. Il est prêt pour la prochaine bataille, quand elle se présentera. En attendant il s’entraîne, en paix.
Le problème est que ta tête et tes émotions continuent la guerre et te coupent de ton cœur. Cela pourrait être dramatique pour toi et ton équilibre. Au fond, ton voisin t’a révélé une faiblesse personnelle.
– Bientôt tu vas me demander de le remercier pour cela, le coupe Théo agacé.
– Presque, réplique l’Ancien souriant, ou plutôt, tu devrais remercier le Divin qui te permet de voir en toi une tendance, une faiblesse et te donne l’opportunité de la corriger. Ton voisin ne devient alors rien d’autre qu’un révélateur. Cela aurait pu être quelqu’un d’autre ou plusieurs autres.
La force et la répétition de tes émotions sont les signes, les symptômes de cette faiblesse.
– Mais il avait tort ! s’exclame Théo à nouveau énervé.
L’Ancien. – Et alors, tu as gagné, tu as obtenu justice, non ? Pourtant tu continues la guerre…
Excuse-moi de te le dire mais c’est une faiblesse que ton ennemi ou un autre pourra utiliser contre toi. Un adversaire d’envergure pourra te vaincre aisément.
Théo. – Je ne crois pas, je suis suffisamment fort et intelligent pour me défendre … Mais, si ça continue, tu vas me parler d’amour !
L’Ancien. – Je pourrais. Silence…
Nous l’avons déjà beaucoup fait dans le passé.
Le vieil homme marque une nouvelle pause, fixant calmement son impétueux ami. Puis il reprend :
– Toi, tu as un instinct de guerrier. C’est aussi une voie d’accès au Divin, mais elle est exigeante. Arjuna en est l’exemple type dans la Bhagavad Gita.
La colère de Théo ne semble pas s’apaiser :
– Je voudrais juste « pourrir » sa vie comme il a « pourri » la mienne. Ce serait un juste retour, non !
L’Ancien tente de le modérer :
– Gardons notre calme : il y a des familles qui poursuivent leur haine de générations en générations. Parfois elles en oublient même la cause première, mais la guerre est devenue une tradition et elles se haïssent à jamais.
– Maintenant, tu me fais passer pour un débile, dit Théo boudeur.
– Il y a de çà, répond l’Ancien amusé.
Théo. – Alors, toi, que ferais-tu dans une telle situation ?
L’Ancien. – Je règlerais la situation matérielle et une fois fait, j’oublierais. La vie est belle. Elle mérite d’être vécue pleinement, avec tous les présents qu’elle nous offre.
Théo. – Et les difficultés, les problèmes, qu’en fais-tu ?
L’Ancien. – Je les traite au mieux de mes capacités et comme le disait Marc Aurèle :
« Mon Dieu, donne moi le courage de changer les choses
que je peux changer,
la sérénité d’accepter celles
que je ne peux pas changer
et la sagesse de distinguer
entre les deux. »
Autrement, je suis heureux en toutes circonstances ou presque…
L’Ancien se rend compte que la rancœur de Théo est ancienne et tenace .Il n’insiste pas plus pour aujourd’hui et décide de le laisser réfléchir à ce qui vient d’être dit.
Avant de le quitter, il ajoute tout de même :
– Théo, un ennemi se combat sur un champ de bataille. Quand la guerre est finie, ce n’est plus un ennemi. C’est l’art de la chevalerie, il est enseigné par Lord Krishna à Arjuna dans l’épisode de la Bhagavad Gita.
Théo pensif regarde son ami s’éloigner après cette dernière invite au calme.
Théophile l’Ancien
Extrait de Dialogues avec Théophile l’Ancien
L’initiation de Théophile le Jeune