C’est dans la fraîcheur de sa chambre qu’Abel accueille Théophile l’Ancien pour évoquer leurs souvenirs communs.
L’Ancien. – Je me souviens, pendant ma jeunesse, tu cherchais ardemment la paix…
Abel. – Et je ne la trouvais pas ! J’ai compris aujourd’hui qu’il ne fallait rien chercher mais s’abandonner à Dieu, naturellement.
L’Ancien. – Et aujourd’hui, as-tu trouvé la paix ?
Abel. – Partiellement, c’est plutôt elle qui me trouve par moments. La vieillesse et la maladie m’ont offert ce que je cherchais par un dépouillement choisi et volontaire. Aujourd’hui, le monde se détache tout naturellement de moi. Je n’ai plus la force de lutter contre quoi que ce soit. Tout m’est presque indifférent, ou disons plutôt je ne vois plus le monde.
– « Se renier dans le silence devant Dieu, ne rien faire et écouter. » commente Théophile en citant Jeanne Guyon.
Abel. – Je n’ai aucun mérite car la vie et l’âge m’ont amené à ne plus pouvoir rien faire. Je dors beaucoup par ennui. Je médite par nécessité à la recherche de ce confortable silence intérieur.
L’Ancien. – Jeanne Guyon dit que l’abandon et la nudité sont libérateurs, à l’encontre de l’effort spirituel ou du travail sur soi. Thérèse d’Avila disait également : « On se laisse rencontrer par Dieu un temps, pour être touché par la Grâce et être habité par l’Amour. »
Abel. – C’est vrai ce n’est ni par mérite, ni par humilité que cela arrive, mais bien par la grâce. Elle œuvre d’elle-même, à son moment. On peut juste se préparer à sa venue et espérer avec confiance qu’elle advienne.
L’Ancien. – C’est toute la beauté d’avoir dépassé mille lunes de vie. Un peu de sagesse, beaucoup de confiance …
Abel. – Oui, c’est sans doute le résultat d’un détachement automatique de tout ce qui a compté dans ma vie. J’ai aimé la nature plus que tout et aujourd’hui je l’aperçois seulement par la fenêtre de ma chambre. Je n’ai même plus la force de fournir la nourriture des perchoirs à oiseaux. Heureusement leurs chants me ravissent encore et je peux identifier chacun d’entre eux. Autrefois j’aimais aussi travailler de mes mains, tout réparer, embellir et redonner aux objets leur lustre d’antan. Je pouvais passer des heures dans mon atelier sans même prendre le temps de manger.
L’Ancien. – Tu as toujours cru à la valeur du travail et ce, dans tous les domaines de l’existence.
Abel. – En fait ma première référence a été celle des évangiles ou l’on préconise de se méfier de la paresse et de l’oisiveté. Mais ces dernières années, même l’étude m’a quitté. Il me reste encore quelques ouvrages sur la spiritualité, mais j’ai reconsidéré la connaissance. Elle reste importante mais secondaire. Longtemps j’ai cherché des réponses dans les livres spirituels, mais la plupart du temps je n’ai rencontré que de belles théories plus ou moins convaincantes ou de belles croyances qui ne m’ont jamais pleinement satisfait. Je suis resté méfiant avec toutes les doctrines que les hommes se créent par confort. Je me suis efforcé de rester en dehors de toutes les institutions, qu’elles soient sociales ou religieuses, je voulais rester libre et ne dépendre d’aucun dogme.
L’Ancien. – Et ?
Abel. – Et rien. Cela n’a rien donné au final.
L’Ancien. – Ou cela a donné ce « Rien » dont tout provient.
Abel, riant :
– Alors tu préconises la sénescence pour réaliser Dieu ?
Les deux complices se séparent sur un éclat de rire en se promettant de se revoir dans quelques jours et poursuivre ces échanges qu’ils affectionnent depuis si longtemps. Abel a besoin de repos, il se fatigue vite, mais il tient beaucoup aux visites de Théophile, son ami de toujours.
Ils se retrouvent quelques semaines plus tard car Abel n’était pas en forme ces derniers temps.
Abel. – Je suis désolé de te recevoir alité, mais je suis encore obligé de me reposer dans la journée.
Théophile le rassure :
– Le repos est très important, tu le sais. « Quand la grâce coule, il n’y a plus rien d’autre à faire que de rester au repos, l’intégrant doucement. » disait Jeanne Guyon que tu apprécies comme moi.
– Alors, j’intègre beaucoup de grâce ces dernières années ! Je passe mon temps au lit ! Par la Grâce de Dieu … plaisante le vieil homme joyeux de retrouver la chaleureuse amitié de Théophile.
– L’atmosphère et la vibration de ta chambre montrent que tu es souvent dans la Présence, poursuit l’ami. L’amour et la douceur se ressentent à ton contact.
Abel. – Vraiment ? Pourtant j’éprouve encore au fond de moi de vieilles rancunes, toujours vivaces. Elles remontent parfois à ma conscience et me montrent que j’ai encore du travail à faire !
L’Ancien. – D’où viennent-elles ?
Abel. – Elles concernent des personnes qui se sont mal comportées dans le passé.
L’Ancien. – Et tu ne peux leur pardonner ?
Abel. – Non, je n’y parviens pas.
L’Ancien. – Ont-elles changé ?
Abel. – Je l’ignore, je n’ai plus voulu les voir.
L’Ancien. – Il serait préférable qu’avant ton départ, tu aies épuré tes dettes karmiques. Pour voyager dans les dimensions spirituelles après le départ de ce corps, il est préférable de voyager léger. Ton âme le sait, c’est pour cela qu’elle veut que tu restes encore un peu sur cette terre.
Abel. – Je m’efforce de vivre dans le présent, cependant je me laisse encore rattraper par le passé.
L’Ancien. – Le secret est de se laisser conduire par le Divin, en douceur, patiemment, là où Il veut, comme Il veut.
Abel. – J’arrive pourtant à m’abandonner totalement à la Présence intérieure.
L’Ancien. – L’oubli de soi au profit du Divin …
Abel. – Je ne comprends pas vraiment comment j’y parviens. Cela se fait …
L’Ancien. – Par la Grâce !
Abel. – Je n’ai rien fait d’exceptionnel pour recevoir une telle grâce, je suis un être tout à fait ordinaire.
L’Ancien. – Tu t’es juste abandonné à Dieu. Tu as constaté que tu ne pouvais rien faire par toi-même; alors, tu Lui as laissé la place. C’est l’essentiel.
Abel. – Je n’ai pas beaucoup de mérite.
L’Ancien. – Qui parle de mérite ? La grâce n’obéit à aucune loi, elle tombe quand et où elle veut.
Abel. – Pourquoi moi ?
L’Ancien. – Nous sommes tous les enfants de Dieu. Il nous a dotés d’une âme, d’un cœur pour nous guider jusqu’à Lui. Chacun aura « son » moment privilégié. Dieu a tout son temps et Il est hors du temps. Son champ d’action est infini, éternel. Tôt ou tard il sait que nous revenons à lui.
Abel. – J’ai toujours pensé qu’il fallait mériter l’Amour.
L’Ancien. – Non, il faut juste s’exposer à la Présence dans le cœur. Le mot s’exposer est encore de trop. Il implique que l’on attend quelque chose du Divin, comme si cela était un dû, une sorte de récompense. C’est comme si, respirer de l’oxygène était dû. L’Amour est l’oxygène de l’âme, elle ne saurait exister sans lui.
Abel. – Toujours cette « non action » que l’âge est en train de m’enseigner ?
L’Ancien. – Rappelle toi Thérèse de Lisieux disait : « En ne faisant rien, je me rends compte que la Présence m’aime. »
Abel. – C’est cela que je découvre. Je laisse la Présence aimer en moi, autour de moi. La vie, malgré ses difficultés et ses tourments est devenue beaucoup plus supportable. Ce que j’aurais dû apprendre par la méditation, c’est la vieillesse qui me l’a enseigné. Babuji disait bien que « méditer c’est mourir à soi-même », « mourir avant de mourir, tout en restant vivant ». Cela ressemblait à un koan japonais. Aujourd’hui je le vis.
L’Ancien. – Il s’agit d’une « renaissance à soi-même », dans l’Amour. Le petit moi meurt, pour que vienne la naissance de Soi. C’est la métamorphose de la chenille en papillon. Voir une âme se déployer dans l’être est d’une grande beauté.
Abel. – La naissance n’est pas sans douleur !
L’Ancien. – Cette douleur est le signe du passage de la vie à la Vie. Quand le bébé prend sa première inspiration il pousse un cri, c’est douloureux. Il est passé du monde aquatique au monde aérien. Toute naissance est tumultueuse mais nous sommes toujours assistés dans l’invisible par des êtres de lumière et, quand on a cette chance, par les sages-femmes de l’âme que sont les Guides spirituels. Ils nous accompagnent dans notre quête de l’Ultime et nous aident quand nous rencontrons des obstacles. Ils sont à notre service autant que nous le voulons bien.
Abel. – Ils sont aussi des modèles, j’ai toujours cherché des modèles et j’en ai rarement trouvé.
Malgré leur aide les initiations sont parfois dures à passer et la souffrance difficile à surmonter.
L’Ancien. – J’en conviens, mais dans le temps d’une âme, cette douleur a lieu durant une infime fraction de temps et c’est une douleur positive.
Abel. – Ce qui est pénible c’est cette agonie qui précède cette « petite mort ».
L’Ancien. – Et cette renaissance ! Chaque passage, chaque étape est perturbante. Ces étapes appelées « initiations » arrivent seulement quand la personne et son âme sont prêtes. Les initiations sont codifiées. Cela peut prendre des milliers d’années avant d’arriver.
Abel. – Tu veux dire de nombreuses vies ?
L’Ancien. – Oui, bien sûr.
Abel. – Pourquoi est-ce si long ?
L’Ancien. – Dieu a conféré à l’homme une totale liberté afin qu’il soit co-créateur avec Lui. Il ne pouvait mettre de contraintes à l’âme incarnée. Celle-ci a donc le choix du chemin et de sa longueur.
Les deux amis évoquent encore les belles rencontres spirituelles qu’ils ont faites ensemble durant ces quarante années de cheminement partagé. Puis Abel s’absente au cœur de lui-même, oubliant son ami qui se retire sans bruit de l’espace lumineux ainsi créé.
Théophile l’Ancien
Extrait de Dialogues avec Théophile l’Ancien
Echanges avec Abel