Théo. – D’accord pour l’homme ordinaire, mais qu’en est-il de l’homme « extraordinaire » qui a atteint le premier degré de libération ?

L’Ancien. – Il prend conscience de son universalité, des pouvoirs auxquels il a enfin accès.

Théo. – Donc tout va bien pour lui ?

L’Ancien. – Cela dépend, soit il continue à se tourner vers Dieu comme Source de tout, soit il poursuit son chemin (yatra) jusqu’à sa libération.

Théo. – Où en est-il spirituellement ?

L’Ancien. – Il réalise ce que, dans le monde chrétien on appelle « l’union avec Dieu », ou dans le domaine du yoga « la réalisation complète du Soi ».

Théo. – A ce stade peut-il encore s’égarer ?

L’Ancien. – Bien sur, il peut commencer à exercer son pouvoir en pensant : « Je vais faire le bien, je vais rendre ce monde bien meilleur, vous allez voir ce que vous allez voir ! » C’est une forme de pouvoir de l’ego qui se pense tout puissant et meilleur que Dieu.

Théo. – Il y a donc quelque chose qui n’est pas ajusté ? Quelque chose qui lui échappe encore ?

L’Ancien. – C’est cela, il n’a pas encore intégré que Dieu est déjà à l’œuvre et que le mieux est d’accepter d’être son instrument, un instrument affûté, à son service.
Ce qui est d’ailleurs une expérience merveilleuse, toujours renouvelée.

Théo. – A ce propos, il reste une notion un peu obscure pour moi : pourrais-tu m’en dire un peu plus sur les onze cercles de l’ego ?

L’Ancien. – Le chiffre 11 est, à mes yeux, symbolique. Il nous met en éveil quant à l’ego qui veut grandir de plus en plus.

Théo. – Tu m’as déjà parlé de l’égocentrisme.

L’Ancien. – Sauf qu’à ce niveau, l’ego est devenu très subtil et plus tard sur le chemin qui mène à sahasra-dal-kamal (le lotus aux mille pétales.), il le sera encore plus. Ainsi il affronte alors des enjeux toujours plus élevés, il travaille pour de grandes causes, avec de grands leaders plus ou moins charismatiques. Le charisme peut se transformer en fanatisme. C’est la raison pour laquelle Saint Jean de la Croix conseille de ne toucher à aucun pouvoir avant d’atteindre l’Union avec Dieu. Il dit même : « Si Dieu te parle, ignore-le. Tu ne peux savoir si c’est Dieu ou le malin (ego) qui te parle. »

Théo. – Et si vraiment c’est Dieu ?

L’Ancien. – Saint Jean répond : « Si c’est Dieu, il comprendra. »

Théo. – N’y a t-il pas un autre moyen pour arriver sain et sauf au deuxième degré de la libération ?

L’Ancien. – Oui, cela est possible si l’aspirant est accompagné par un maître spirituel réalisé. Celui-ci devient à la fois le gardien de son âme, mais aussi de son ego. Il protège l’âme des obstacles sur le chemin. Pendant les épreuves il aide l’aspirant à les franchir, il l’initie, et surtout le protège de lui-même.

Théo. – Tu veux dire de son ego et de ses tendances.

L’Ancien. – Bien sûr

Théo. – Donc l’idéal est d’avoir un maître ?

L’Ancien. – Seulement si tu t’abandonnes à lui avec foi et amour. Comme Dieu, un maître ne contraint jamais. Tu es toujours libre de suivre ou non ses instructions.

Théo. – Et si on refuse que se passe-t-il ?

L’Ancien. – Rien, tu es face à toi même.

Théo. – Le maître te délaisse-t-il à ce moment là ?

L’Ancien. – Jamais, sauf si tu désires briser le lien qui t’unit à lui ; alors il ne peut qu’accepter. Il n’en prendra jamais l’initiative. Quelle mère abandonnerait son enfant ? Elle l’aime et veille sur lui quel qu’il soit, quoi qu’il fasse. Le lien établi avec le disciple est un lien d’amour, pas de subordination ni d’autorité.

Théo. – Tu veux dire qu’il sait ce qui est le meilleur pour nous, tel un adulte face à un enfant ?
Et que se passe-t-il pendant « l’adolescence spirituelle » ?

L’Ancien. – C’est un très beau moment qui mène à la maturité spirituelle, souvent tumultueux, mais pas toujours. Quoi qu’il en soit c’est toujours l’amour qui est le guide. Nous avons tout intérêt à en être conscients et à coopérer autant que nous le pouvons.

Théo. – Et si nous n’y arrivons pas ou que nous ne le pouvons pas ?

L’Ancien. – Le maître a une patience et un amour infinis, à l’image de Dieu, si bien qu’inévitablement, un jour, nous allons devenir Amour.

Théo. – Est-ce qu’il connaît notre devenir ? Ce que nous allons être ?

L’Ancien. – Babuji disait : « Devenir ce que nous sommes. »

Théo. – Mais encore ?

L’Ancien. – La vision du Maître est « extra-temporelle ». Il nous connaît en tant qu’être réalisé. Il nous aide juste à devenir ce que nous sommes de toute éternité : divin parfait.

Théo. – Cela veut dire que nous sommes déjà porteurs de cette perfection ?

L’Ancien. – Oui, car nous sommes porteurs de Dieu, de la totalité de Dieu en nous-mêmes, au centre de notre être.

Théo. – Le rôle du Maître serait donc de permettre à ce centre, déjà en nous-mêmes, de se déployer ?

L’Ancien. – Oui, de se répandre dans toutes les dimensions intérieures et d’y régner.

Théo. – N’est-ce pas une sorte de domination ?

L’Ancien. – C’est ce qu’on pourrait dire d’un ego immature, mais pas d’une âme qui retrouve enfin son Bien-Aimé et se donne à lui.

Théo. – Cela me rappelle le Cantique des cantiques.

L’Ancien. – C’est une étape magnifique, tu sais.

Théo. – Tu as les yeux d’une mère qui s’émerveille toujours de son enfant, quel que soit son âge.

L’Ancien. – C’est ainsi.

Théo marque une pause puis interroge l’Ancien de nouveau.
– Alors, en fin de compte, je vais totalement disparaître en Dieu ?

L’Ancien. – Cela c’est la vision de l’ego, celle qui sape l’annihilation.

Théo. – Peux-tu m’expliquer ?

L’Ancien. – En fait lors de la fusion avec Dieu, la dualité disparaît totalement. Le Un n’a plus de deux, bien qu’il le contienne et le porte ainsi que le 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 et le 10 et tous les nombres à l’infini. C’est-à-dire l’infinie expression de Dieu dans chacune de ses créatures. Pour l’homme, il retrouve sa nature, qui est universelle. Il est un nouvel « homme universel ». Dans la manifestation il est réellement un individu, ce qui veut dire « indivisible ». Sa personnalité peut étonner. En latin, « persona »signifie « masque ». Mais s’il semble porter un masque, il n’en n’est rien. Il est Réel. On dit même de lui qu’il est co-créateur avec Dieu. Il contribue pleinement au processus de création… en toute liberté… divine.

Théo. – Alors tout devient disponible, possible ?

L’Ancien. – Oui. Il suffit juste de laisser passer le souffle divin au travers de ton être. Sans interférer.

Théo. – C’est ce qu’on appelle la Volonté divine.

Silence …

L’Ancien. – C’est une volonté qui n’est pas volontaire, mais réalisatrice dans l’instant divin.

Théo. – Est ce qu’on se rend compte de cet état d’effacement total ?

Silence …

L’Ancien. – Parfois, quand la conscience divine nous a été octroyée autrement, elle s’éveille d’elle même.

Théo se tait à nouveau, le regard vague.

– Je suis dans une grande confusion, murmure-t-il.

L’Ancien. – Cela montre que tu es dans la bonne direction. Ton ego est juste un peu perdu.

Théo. – Mais … très heureux !

L’Ancien. – Il est à la Source, sa Source.

Théo ferme naturellement les yeux. Il savoure son silence et cet état de parfaite harmonie où tout en lui est à sa place. C’est un moment béni d’éternité qui rayonne à l’infini de son être… universel.

Théophile l’Ancien
Extrait de Dialogues avec Théophile l’Ancien
L’initiation de Théophile le Jeune