Théo. – Il y a tellement d’aspects à maîtriser dans la vie que par moments, je ne sais plus comment m’y prendre.

L’Ancien. – Tout débute par le cœur, tout finit par le cœur.

Théo. – Tu commences fort, on dirait un koan japonais. Une fois encore, tu ne veux pas que j’utilise mon intellect pour comprendre.

L’Ancien. – Oui, je veux que tu appréhendes directement ce que je te dis. Pour cela tu dois être dans un état intérieur très précis sinon cela n’est que bavardages et perte de temps.

Théo reste silencieux après ce léger reproche de l’Ancien.

L’Ancien poursuit :
– Ecoute et laisse-toi pénétrer par les mots :

« Tout est égal grâce à l’immanence de Dieu
et l’absence de considération de soi.
Cela conduit à la félicité et au bonheur. »

– La conclusion m’intéresse fort, mais j’aimerais quelques explications… se risque Théo.

L’Ancien feint d’ignorer sa remarque et poursuit par un chant de la Bhagavad Gita :
– « Celui qui a la maîtrise du soi est calme.
Il demeure dans le soi suprême.
Son esprit est parfaitement serein
au milieu des paires d’opposés
comme le froid, le chaud,
le plaisir ou la peine,
l’honneur et le déshonneur. »
Livre VI, 7

Théo. – Tu veux évoquer l’équilibre en toute circonstance ?

L’Ancien. – Que j’appelle équanimité. Nous commençons par y accéder en méditation. Tout notre corps se détend, les sens sont tournés vers l’intérieur, le mental s’oriente vers le cœur, l’idée de la lumière divine lui donnant une direction. Avec l’entraînement, il s’égare de moins en moins.

Théo. – Je maîtrise assez bien mon mental pour la méditation, mais il m’arrive encore souvent de m’emporter. Malgré ma pratique régulière je reste tributaire de mes réactions.

L’Ancien. – La pratique n’est en elle-même qu’une préparation. Nous nous allégeons de nos fardeaux inutiles par le nettoyage. Par la méditation, nous apprenons à diriger notre mental vers une tout autre dimension de nous-même. La prière ouvre au Maître intérieur et à la Source d’énergie divine. Le souvenir constant permet d’être en permanence dans la Présence. L’ensemble amène l’équilibre intérieur. Quand nous abordons les divers samadhis, nous devenons équanimes. En fait l’équanimité devient le test. Chariji l’appelait le test de la pomme de terre. Tu sais, on la pique avec un couteau pour voir si elle est cuite ou non. Personne ne nous pique, ce sont les évènements de la vie, les diverses épreuves que nous avons à traverser qui vont nous tester et démontrer nos capacités personnelles à rester calme dans la tourmente.

Théo. – Tu veux dire que lorsqu’on est éprouvé, cela ne devrait pas bouger en nous, nous devrions rester stables, en équilibre intérieur et extérieur ?

L’Ancien. – J’aime ce proverbe chinois : « Une bourrasque n’est pas la tempête et une tempête ne dure pas plus de trois jours. »

Théo. – En cas de gros pépin, nous ne devrions être ébranlés que trois jours ?

L’Ancien. – Il est naturel d’être touchés quand nous sommes surpris et d’être éprouvés lorsque c’est très fort, mais cela ne doit pas durer trop longtemps.

Théo. – Tu parles du laps de temps pour se rééquilibrer ou s’ajuster ? Ce n’est pas si facile quand c’est grave ! Comment cela se passe-t-il pour toi ?

L’Ancien. – Plus c’est important moins je bouge intérieurement. Quand c’est énorme, je deviens inébranlable.

– Encore un paradoxe! soupire Théo.

L’Ancien. – Je n’ai pas le choix, c’est le Seigneur qui prend en main la situation. Ce n’est plus moi qui conduis le char, comprends-tu ?

Théo. – Je comprends, mais comment fais-tu pour lui laisser les rênes ?

L’Ancien. – Je ne fais rien, mon cœur est occupé par le Seigneur. Il s’occupe de tout et je reste totalement en retrait, à peine concerné. Ce qu’il y a d’amusant, c’est que pour les petits évènements du quotidien, surtout familiaux, je m’émeus encore, je m’agite dans la bourrasque. Là j’ai plus de difficulté !

Théo sourit :
– Tu as peut-être l’impression qu’il t’appartient d’y faire face et que ce n’est pas au Seigneur de s’en occuper.

L’Ancien. – Je crois surtout que cela entretient mon humilité !

Théo. – Dans ces moments là, ton Maître intérieur te laisse face à tes propres tendances et aux progrès encore à faire…

L’Ancien. – Probablement, qui sait ? Ce que j’ai observé en moi, c’est que tout commence par l’émotionnel. Quand il est touché, mon mental devient instable et je n’ai plus accès à ma raison à cet instant.

Théo. – L’émotionnel domine et la court-circuite.

L’Ancien. – C’est là qu’une tendance égotique peut surgir.

Théo. – Et que fais-tu ?

L’Ancien. – Je vacille, puis l’observateur intérieur prend du recul. Je réalise que je suis touché, je « me » vois.

Théo. – Par l’observateur, tu évoques le Maître intérieur, voire le Seigneur ?

L’Ancien. – Quand c’est réellement grave, c’est toujours le Seigneur, immédiatement. Au quotidien, c’est l’observateur, le Maître intérieur qui fait face au monde de la dualité, à ma dualité dans le monde.

Théo. – Et la bourrasque ne dure qu’un instant ?

L’Ancien s’amuse :
– Parfois elle se prend pour une tempête !

– C’est alors que tu invoques le Seigneur ! s’esclaffe Théo.

L’Ancien sourit et reprend :
– Ecoute cela au lieu de te moquer de ton vieux maître :

« Le Yogi dont l’esprit est établi en Nirguna (Divin sans attribut)
et Saguna (Divin avec attributs) est impassible.
Pour lui une motte de terre, une pierre
ou une pépite d’or sont identiques.
Celui-ci est une âme (atman)
qui a réalisé Dieu. »
Livre VI, 8

« Celui qui considère d’un même regard
les amis, les ennemis, les proches,
les inconnus, ceux qui sont charitables, haineux,
ou les pécheurs.
Celui-là a atteint le Suprême. »
Livre VI, 9

– Eh bien ! j’en suis loin ! s’exclame Théo faisant allusion à ses emportements.

L’Ancien. – Pas si loin si tu laisses le Seigneur prendre les commandes, dans l’instant.

Théo. – Mais nous vivons dans un monde duel qui donne envie de se battre, ne serait-ce que pour le changer.

L’Ancien. – La Gita enseigne que c’est par nous-mêmes que débute le combat intérieur.

Théo. – Comment veux-tu que je fasse ?

L’Ancien. – Tu ne fais pas, c’est ton Maître intérieur qui œuvre. Les slokas 7, 8 et 9 sont extraits du chapitre VI consacré à la méditation (dhyana).

Théo. – J’aurais plutôt besoin de ceux qui concernent le samadhi, le sahaj-samadhi.

L’Ancien. – Je considère que la paix, le calme intérieur, la sérénité viennent quand le Seigneur est établi en toi.

Théo. – Quand tu lui as donné ton cœur et que le Seigneur l’a accepté. D’accord, mais comment s’y prendre ?

L’Ancien. – Tu t’y prépares par la pratique, les samskaras (complexités) qui alimentent les tendances vont disparaître, ainsi que les cinq enveloppes mayaviques (cinq koshas) et lorsque « ananda-maya-kosha », la dernière des enveloppes, sera dissoute, le Maître intérieur prendra le contrôle et préparera la venue du Seigneur dans ton cœur.

Théo. – Cela demande beaucoup de patience n’est-ce pas ?

L’Ancien. – Ton impatience peut être bonne si elle est tournée vers le Divin (Vikarma) et de moins en moins vers toi. Bien sûr qu’au début de notre sadhana (pratique), nous devons faire beaucoup d’efforts sur nous-même, mais au fur et à mesure de l’avancée de l’âme sur le chemin qui mène vers l’Ultime, l’état d’équanimité vient de plus en plus de lui-même, nous sommes de plus en plus attiré par le cœur et le Seigneur qui s’y trouve. C’est une joie ineffable.

Théo. – Tellement qu’on n’a plus envie d’en sortir !

L’Ancien. – Malgré tout, l’acte reste encore volontaire. Je vois trop d’aspirants avancés qui ignorent leur cœur. Il est si beau. Le Maître a déjà fait beaucoup de travail, mais ils vivent leur quotidien comme s’il n’existait pas et ils en souffrent sans savoir pourquoi.

Théo. – J’ai rencontré beaucoup de gens en souffrance malgré leurs années de pratique. Ils sont souvent colériques, frustrés, ils se sentent seuls, isolés, tristes, parfois déprimés. Cela me surprend toujours puisque la méditation est censée nous amener à plus de sérénité et d’équilibre.

Symbole-ésotérique

Le symbole ésotérique.

L’Ancien. – Il y a toujours un choix à faire entre vivre à partir de la dimension cosmique par le cœur (deuxième étoile du symbole ésotérique) ou vivre dans le monde duel de la manifestation (première étoile).

Théo. – Tu as déjà évoqué cet état d’équilibre que tu nommes l’état sattvique. Tu disais qu’il se gagne en écartant les influences tamasiques et rajasiques.

L’Ancien. – Mais surtout en maintenant l’état d’équanimité sattvique spirituel (Saguna) ou divin (Nirguna) suivant l’état de l’avancée de l’âme.

Théo. – C’est-à-dire ?

L’Ancien. – La Présence dans notre cœur est là pour nous préserver, nous protéger.

Théo. – La « garde du cœur » ?

L’Ancien. – Encore mieux ! La garde du cœur sert à protéger notre cœur de toute intrusion en étant en permanence connecté à la Présence. Ici, nous n’avons plus d’yeux que pour le Seigneur.

Théo. – Et par moments, on dérape sur une plaque de dualité !

L’Ancien. – Ce n’est pas grave, il suffit de se stabiliser à nouveau, de retourner à la Présence. Dès que tu y parviens, l’état d’équilibre, d’équanimité s’installe. C’est signe que la connexion est rétablie en toi.

A suivre…

Théophile l’Ancien
Extrait de Dialogues avec Théophile l’Ancien
L’initiation de Théophile le Jeune